Patrice Lerouge : A la découverte des Facteurs Nod

Patrice Lerouge : A la découverte des Facteurs Nod

Comment vit-on une découverte scientifique ? A travers les témoignages de Patrice Lerouge et Fabienne Maillet, nous avons souhaité illustrer l’aventure de la découverte des lipo-chitooligosaccharides, évènement majeur de la biologie végétale toulousaine qui a donné lieu à une littérature riche de plus de 11 000 articles à ce jour (et ce n’est pas fini !). Retrouvez ici le second article de cette série avec Patrice Lerouge.

« Au mois d’avril de cette année 2020, il y a exactement trente ans que la découverte des facteurs NOD a été publiée dans la revue Nature[1]. Ce travail fut le fruit d’une collaboration entre une équipe de biochimistes du CNRS travaillant au CRBGC[2] de Toulouse et une équipe de biologistes INRA-CNRS de la symbiose plante-microorganisme du LBMRPM[3], sous la baguette d’un chef d’orchestre, Jean Dénarié. Par ce récit, je souhaite évoquer l’histoire scientifique et humaine de la genèse de cet article vue du côté d’un participant biochimiste. »

Patrice Lerouge, le 24 novembre 2019.

Au départ de tout

En tant que biochimiste, la question scientifique qui nous était posée par Jean Dénarié était simple : « Suite à une induction par un flavonoïde, les bactéries symbiotiques secrètent une (des ?) molécule stable à la température et capable d’induire une réponse chez des plantes légumineuses (déformation des poils absorbants). En bref, un signal de communication symbiotique inconnu entre une plante et un microorganisme ». Seule autre information, la sécrétion de ce signal dépendait de gènes dit « NOD » d’ores et déjà identifiés. Avant d’aller plus loin dans ce récit, il faut rappeler qu’à la fin des années 80, l’identification de la fonction de gènes par homologie de séquence et l’analyse structurale par spectrométrie de masse étaient encore balbutiantes. Un peptide ou un métabolite étaient alors les suppositions les plus logiques. Imaginer que ce soit un glucide n’était pas envisageable car les fonctions des glucides étaient encore considérées comme confinées à cette époque aux réserves énergétiques ou à des fonctions structurales (parois). Peter Albersheim[4] avait bien publié ses travaux sur les oligosaccharides éliciteurs mais cela restait encore source de controverses animées.

Bref, si on oublie toutes ces suppositions lancées autour d’une table et les « y’a qu’à, faut qu’on », cela revenait à dire qu’il fallait rechercher dans une botte de foin une aiguille dont on ne savait, ni la taille, ni la forme et encore moins la matière et ceci avec pour seul outil pour la trouver, un test biologique sur plantes légumineuses.

D’abord, isoler un composé

Faute d’indications fiables sur la nature du composé, le tâtonnement fût long et pénible. Deux événements nous sortirent de ce bourbier. En premier lieu, suite à des séries d’extractions liquide/liquide, il s’est avéré que le principe actif se concentrait à 100% dans un extrait obtenu avec du butanol. Ce type d’extraction sélectionne des molécules de faible taille et amphiphiles. Une première chance car cela ne concernait que peu de molécules présentes dans le milieu de culture des bactéries symbiotiques qui regorge de polysaccharides et de métabolites en tout genre. Ensuite, l’équipe du  LBMRPM avait réussi à obtenir une souche surexprimant les gènes NOD. La combinaison de ces deux événements a conduit à l’isolement par chromatographies successives d’un extrait actif, toujours sur la base des tests d’activité biologique réalisés sur de multiples fractions.

Quelques traces d’un composé au fond d’un tube

Après avoir trimé pendant des jours (et des nuits) pour isoler à partir de fermenteurs de dizaines de litres une fraction enrichie, nous avons enfin obtenu un peu de composé nous permettant d’initier une première série d’analyses. Un premier spectre en Résonance Magnétique Nucléaire (RMN) du proton et du carbone 13 (après plusieurs jours d’accumulation du signal), puis un premier spectre de masse ont été enregistrés. Seules certitudes, la RMN indiquait la présence d’une partie lipidique, élément non surprenant compte tenu du caractère amphiphile connu du composé (extrait au butanol) et des doubles liaisons carbone-carbone.  Le spectre de masse présentait des ions entre 500 et 1 200 Da. Il est peut-être bon de rappeler à ce stade que toute technique analytique n’est informative que si vous connaissez la nature du composé que vous analysez. Prenez l’analyse protéomique très en vogue depuis quelques années : elle se base sur la comparaison des masses de fragments de peptides par rapport à des banques théoriques de protéines. C’est le principe de l’empreinte par spectrométrie de masse. En soit, un spectre seul n’apporte aucune information. De simples rapports masse sur charge.

OligiSacc

Identifier une molécule inconnue consiste à trouver, à partir de données issues d’analyses de nature très différente, un bout de la ficelle puis à tirer jusqu’à obtenir une pelote en espérant que la corde ne casse pas en route. Et si je vous dis que le chiffre 203 fut ce bout de ficelle ! L’analyse en chromatographie en phase gazeuse d’un hydrolysat de l’extrait indiquait la présence probable d’acides gras (le lipide) et de N-acétylglucosamines. Par ailleurs, des ions distants de 203 Da étaient visibles dans le spectre de masse ; 203 soit la masse d’un résidu N-acétylglucosamine. Bingo ! Il s’agit d’oligosaccharides de N-acétylglucosamines portant un (ou des ?) acides gras. Des tests de séparation sur colonne d’échanges d’ions montraient clairement, en plus, la présence d’une fonction anionique. Cela prenait corps.

Premières angoisses

Des N-acétylglucosamines, des acides gras et une charge négative (probablement un phosphate ?). Tout biochimiste structural vous dira que ce sont les briques élémentaires du lipide A, ce lipide qui ancre le lipopolysaccharide dans la membrane bactérienne. En plus, une communication entre bactéries et plantes via le lipide A avait à cette époque été proposée par une équipe américaine. Tout cela pour cela ! Tant d’heures de travail pour isoler du vulgaire lipide A de la bactérie.

nod

Les analyses suivantes nous convainquirent qu’il ne s’agissait pas de lipide A. D’abord des marquages métaboliques montraient que la charge négative venait d’un sulfate et non d’un phosphate. Puis, il n’avait pas deux mais quatre unités N-acétylglucosamines. Enfin, des analyses des points de liaisons (je passe sur les méthodologies) et la sensibilité du composé aux chitinases montraient que les liaisons entre ces glucosamines étaient en béta 1-4 et non en béta 1-6. En vous épargnant la description des données abscondes pour les non-initiés sur les déplacements chimiques en RMN du C13, la molécule (désormais nommée facteur NOD par Jean Dénarié) se dévoilait. Il s’agit d’un fragment de chitine portant en extrémité non réductrice un acide gras di-insaturé et en extrémité réductrice un sulfate. Champagne !!

Nouvelles angoisses

Cette molécule, enfin ce facteur NOD, avait un petit côté « extraterrestre » qui nous intriguait beaucoup (pour ne pas dire plus). Les bactéries symbiotiques ne fabriquent pas de chitine et aucune molécule portant un sulfate n’avait été décrit à cette date dans ces organismes. D’où vient cet OVNI ? Il a fallu attendre la découverte des facteurs MYC[5] en 2010 pour comprendre que cela venait effectivement d’une « autre planète » biologique, les champignons mycorhiziens. A cela s’ajoute, la concentration à laquelle elle agit, 10-11 molaire. Inimaginable qu’un oligosaccharide puisse agir à cette concentration. Pour la petite histoire, nous avions fait un calcul (heureusement avec une erreur), qu’il n’y avait que quelques molécules appliquées à la plante dans chaque essai biologique. Il faut dire qu’à la même époque, « l’affaire de la mémoire de l’eau » faisait la une des journaux scientifiques et télévisés.

L’article a donc été soumis avant les congés de Noël 1989, quatre mois seulement après avoir isolé le premier extrait purifié. Pour ma part, et aujourd’hui je peux le révéler, je n’étais pas certain à 100 % de la structure proposée. Quelques doutes (mineurs je vous rassure) perduraient sur la position exacte du sulfate par exemple. Bien sûr, je n’avais rien dit de tout cela à Jean Dénarié. Mais comme on dit dans ces cas-là pour se rassurer : « No risk, no gain ».

Epilogue

Suite à la parution de l’article en avril 1990, j’ai fait le choix d’accepter l’offre de mon université d’origine pour des raisons personnelles et familiales. J’y ai connu d’autres aventures scientifiques passionnantes mais qui n’ont pas atteint ce que j’ai vécu à Toulouse. Peut-être qu’avec l’âge, l’émerveillement n’est plus le même. Je suis très heureux de voir que d’autres histoires tout aussi fortes ont suivi et que d’autres se poursuivent aujourd’hui pour mieux comprendre la merveilleuse histoire de l’évolution des relations entre les microorganismes et les plantes, qu’elles soient d’ordre symbiotique ou parasitaire. 

[1] LEROUGE P., ROCHE P., FAUCHER C., MAILLET F., TRUCHET G., PROME J-C., DENARIE J. (1990) Symbiotic host‐specificity of Rhizobium meliloti is determined by a sulphated and acylated glucosamine oligosaccharide signal. Nature, 344: 781‐784.

[2] CRBGC : Centre de Recherche en Biochimie et Génétique Cellulaires. (Devient ensuite le LPTF - Laboratoire de Pharmacologie et Toxicologie Fondamentale)

[3] LBMRPM: Laboratoire de Biologie Moléculaire des Relations Plantes Micro-organismes: devient ensuite le LIPM – Laboratoire des Interactions Plantes Micro-organismes

[4] P. Albersheim : https://www.researchgate.net/profile/Peter_Albersheim

[5] MAILLET F., POINSOT V., ANDRE O., PUECH-PAGES V., HAOUY A., GUEUNIER M., CROMER L., GIRAUDET D., FORMEY D., NIEBEL A., ANDRES MARTINEZ E., DRIGUEZ H., BECARD G., DENARIE J. (2011) Fungal lipochitooligosaccharide symbiotic signals in arbuscular mycorrhiza.  Nature, 469 : 58-63.

Voir aussi

Date de modification : 06 juin 2023 | Date de création : 08 octobre 2020 | Rédaction : Patrice Lerouge - annotations : Solange Cassette